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« La Sainte Démence »

    Avril 2024 –

    Ce dimanche-là, je fouille dans mes archives. Je cherche un texte dont le contenu précis m’échappe. À mon souvenir, il fait une page ou deux. Son titre : La Sainte Démence. Il s’agit d’un compte rendu de ma dernière expérience de LSD-125 en 1996. J’ai 16 ans. Des semaines durant, je cherche les bons mots en me promettant d’écrire. Me promettant d’écrire. Me promettant d’écrire. Me promettant d’écrire. Jour après jour, je remonte le cours des événements, amasse des bouts de mémoires retrouvées dans des eaux encore agitées. La rivière est boueuse. La tâche semble impossible : mettre en récit une expérience de dissolution de soi terrorisante et hors du commun; décrire un atterrissage de deux heures assuré par la présence lumineuse d’un suicidé. Une certitude : l’expérience spirituelle de mort-renaissance que j’ai vécue échappe à la triade substance – individu – contexte et aux approches centrées sur l’hypothèse toxicomane.

    Le voici. Entre un poème et un exposé oral sur le graffiti comme art. Je tire le texte d’une pochette de plastique. Une demi-page non datée. L’élan grandiloquent m’amuse. Je suis en secondaire 4, je lis les Paradis artificiels, Les confessions d’un mangeur d’opium anglais, Alice au pays des merveilles; je cherche mon style parmi les dandys européens. Ce n’est pas moi. Ce n’est pas ma manière. Ce n’est pas mon monde. Je ne suis pas un meuble de salon littéraire; je vais pieds nus sur la mousse. Coincée à la surface de la raison par un langage incapable d’accueillir les abysses de la psyché, je persiste à ne pas écrire. Je peins tout au plus une tapisserie fleurie d’une demi-page. Mon cœur quant à lui s’accroche aux chants des niños de la curandera Maria Sabina, ma guide, ma carte du ciel.

    La Sainte Démence parle de ma paroisse : l’angoisse. L’angoisse d’être une femme dans une communauté fondée sur une unique parole basée sur un seul écrit. L’angoisse non pas de déborder des cadres mais d’y être ramenée de force. L’angoisse de devoir suivre des traces qui ne vont nulle part si elles ne reviennent pas vers soi. Je cherche les bons mots; ils m’échappent. La source est tarie. Je traverse le désert du langage, je cherche l’oasis d’une mémoire filiale. Où sont les femmes ? Que murmurent-elles ? Où sont les passeuses ? Dans cette paroisse, il y a ni prophétesse ni sage-femme. Je ne peux ni ne veux appartenir à une communauté morte-vivante.

    J’ai vécu ce voyage initiatique d’une dizaine d’heures comme mort-renaissance. J’ai parcouru les confins de ma peur du néant, de l’expérience de son imminence au désir brut et pressant d’en finir, une urgence de jouir, de naître, à envisager des moyens simples de mettre fin à mes jours – X-acto – à la dissolution de l’égo et à la dématérialisation. J’ai cherché mes yeux dans des arcades vides; garroché mon enfance à bout de bras; suis devenue végétarienne; écouté la pelouse rêver de forêt; mesurer le staccato de mon cœur à tout instant. J’ai tenté d’aimer ce qui ne m’aimait pas. J’ai cherché des photos de visages inexistants. J’ai ressenti le souffle de tristesse de la chambre lilas se repliant à l’infini sur mon corps frêle prêt à imploser. Un bad trip tellement mad que je me suis jurée de ne plus jamais prendre d’acide lysergique d’origine inconnue combinée avec du cannabis de rue de culture inconnue.

    J’ai longtemps attribué la faute à mon pusher, puis à la substance elle-même. Puis aux substances combinées. Puis au contexte. Puis finalement à moi-même. Parce que dans la communauté d’où je viens, on cherche des raisons et des coupables, des confessions et des aveux, des expiations et des repentir. Il aurait eu fallu que je me rende victime d’avoir consommé naïvement un poison. Au contraire, j’en assume pleinement la responsabilité et en revendique le désir. J’ai embrassé le pharmakon, le remède-poison de l’initiée, déposé sur un papier buvard dont j’oublie le symbole, un voyage qui aurait été moins risqué autre temps, autre part, entourée d’une communauté informée et bienveillante.