Juin 2024 —
Une femme a un orgasme très silencieux à côté de moi. Son corps se courbe, ses jambes se tendent. Une autre sourit en regardant sa voisine se donner du plaisir. Deux femmes discutent à voix basse autour d’un bol de fraises placé au milieu du cercle. Une troisième les rejoint. Une des participantes paraît crispée et demande l’assistance d’une facilitatrice. Ma deuxième voisine m’interpelle sur les différentes fonctions du vibrateur qui lui restent encore à explorer.
La scène n’est pas banale. Nous sommes 27 femmes de 28 à 68 ans, nues, en cercle, se masturbant chacune pour son propre plaisir. Entre nous, nos contacts sont non-sexuels. Nous sommes ici pour explorer notre plaisir seule mais en groupe. La plupart se disent hétéro, une minorité est ouvertement queer ou lesbienne. Certaines se questionnent. L’une a été avocate. L’autre est femme au foyer. L’une a quatre enfants en bas âge; l’autre est en deuil de son mari. L’une adore ses courbes, l’autre vit des troubles alimentaires. L’une est enceinte, l’autre a perdu un enfant. Des femmes de tous âges et de milieux divers. Des femmes de Floride et d’Hawaii, de l’Ontario et de Hongrie. Des femmes qui, pour de multiples raisons, ont décidé de revenir vers soi, de se choisir, de prendre leur plaisir sexuel en main.
Mes yeux font la ronde. Une des femmes prend une pause et ferme les paupières. Elle semble apaisée. Une autre reprend où elle avait laissé. Certaines s’esclaffent au commentaire d’une autre participante. Plusieurs femmes edge* par pur plaisir. Permettre à cet espace d’exister a sur moi l’effet d’une guérison instantanée. Être témoin de l’amour que chacune choisit de se donner à elle-même simplement parce que ça fait du bien me comble de gratitude et me baigne dans une joie difficilement descriptible. Je vois de la douceur, du respect, de l’accueil, de la communication, un temps long, une respiration profonde, un lâcher prise. Mon regard passe et repasse de l’une à l’autre avec bienveillance, sans désir. Dans cet espace de liberté, dans cette salle chaude et confortable, tout ce qui avait depuis longtemps été refoulé, réprimé et étouffé s’exprime enfin : sa voix, ses soupirs, ses mots, ses silences, ses mouvements, ses rires, ses pleurs, bref, les multiples manifestations de son plaisir et de son/ses orgasmes peuvent non seulement exister mais coexister, faire communauté.
Après notre récréation érotique, les visages sont ouverts, les sourires sereins, les regards lumineux, les corps détendus. Dans la salle à manger, nos discussions s’animent. De nombreux rires éclatent en chœur, par vagues. L’équipe du centre nous appelle The Happy Group. Nous sommes vibrantes, ouvertes, joyeuses, belles et en paix. Notre énergie est contagieuse. Partager sa vulnérabilité et son énergie sexuelle est une source inépuisable de bonheur et de rencontres, un riche terreau de guérison. D’un battement de cil émerge une solidarité, un soutien et des amitiés là où ne semblait exister qu’une culture de division, de compétitivité et d’isolement.
J’ai vu la beauté et le courage prendre maintes formes au cours de cette retraite où j’ai agi en tant qu’assistante coach dans l’État de New York en mai dernier : cette femme ouvertement républicaine adoucir son regard et son jugement sur son corps vieillissant et sur les autres ; cette autre femme endeuillée chanter et jouer de la guitare en duo lors de notre dernière soirée ensemble ; cette autre encore accomplir, dans les sentiers avoisinants, une randonnée extrême dont elle s’était crue d’abord incapable. Non seulement a tel vaincu son angoisse, elle a agi en héroïne grâce au soutien et à la bienveillance de ses comparses. Le plaisir des femmes, lorsqu’on lui offre l’espace et le temps de se déployer, guérit et nourrit la vie et la solidarité. Le plaisir des femmes change le monde.
* Du verbe anglais to edge : faire durer le plaisir, arrêter de se stimuler lorsqu’on sent venir l’orgasme dans le but d’augmenter son plaisir sexuel par un orgasme plus profond et satisfaisant (orgasme du corps entier) ou une série d’orgasmes de plus en plus puissants.
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Mes collègues discutent de cette retraite dans cette vidéo (en anglais) :