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Herbe sacrée

    Avril 2024 —

    Je gratte la guitare prêtée par un cousin de la famille Lankouandé lorsque j’entends : « Dwa’i dwa ?
    – Pōō, pōō. Lampō, nous répondons.
    Dwa’i dwa ?
    – Lampō.
    – A’bwanomaï ?
    – Bāni ! Bāni. Bwanomaï ?
    – Bāni. Bāni. A’bwanomaï ? »

    Les salutations résonnent en écho pendant un long moment. C’est beau.

    Le vieux s’installe à l’ombre du manguier près d’un muret de terre. L’arbre énorme ne porte pas encore de fruits; ce n’est pas la saison. Normalement égayée par les enfants, la cour se tient plutôt tranquille. On s’occupe en chuchotant. On place des chaises pour les plus âgés et des bancs de bois devant pour les plus petits. Je prends place devant le vieil homme gourmantché bien sapé d’un boubou jaune curcuma. Il prépare d’abord le sable. Les gestes sont lents et précis. Il passe et repasse plusieurs fois le balai à main puis les doigts pour le rendre coulant. Les traces naissent puis disparaissent et renaissent dans un cycle sans fin rappelant les gestes de la cérémonie du thé. La terre rouge et sèche se fluidifie sous l’action des mouvements. La danse préparatoire dure et dure tandis que le soleil et les degrés montent. On attend le bon moment en grignotant des pois de terre et en s’abreuvant de bissap. Le sable coule de mes mains formant un sablier.

    Dessous son boubou, le liseur de sable sort un sachet et le place devant lui. Il en tire une herbe verte et collante, la moud finement et la roule d’une main. Je connais l’aspect et l’odeur de cette herbe que je consomme moi-même depuis mes 14 ans. Il sait que je sais. Je sais qu’il sait. Nous savons. Et maintenant vous savez. Il me tend alors la cigarette traditionnelle en gourmantchéma. La phrase est longue. Il gratte et me présente l’allumette aux creux de ses mains. J’allume le joint. Les enfants ricanent. On me donne accès à la transe shamanique dans la joie. L’événement est communautaire. C’est fête !

    Hier soir, comme à tous les soirs depuis quelques mois, je suis rentrée chez moi après avoir salué David, mon ami et voisin, puis me suis étendue sur la table à pique-nique. Ce ciel, fou de beauté, m’a absorbé pendant des heures, des siècles peut-être. Le temps m’a abandonné au rythme du Sahel. Je repasse au ralenti le moment où la terre rouge a englouti mon collier autochtone. J’ai essayé d’attraper au vol toutes les billes d’os et de bois sous le regard amusé d’Innocente, ma sœur d’accueil. Une à une, elles ont fini par orner mes cheveux à moitié dreadlockés, un an plus tard, échouée dans mon appart à Montréal, entre le mauve et le noir. Ici, je revêts les écailles du serpent corail. Les tresses touchent le sol, la tête en lune ascendante, je grignote un bout de pain parmi les étoiles.

    La transe s’amplifie sous le soleil montant. L’homme-sablier, gardien du temps, l’African Herbman recale son petit chapeau puis ouvre la bouche. Les 18 membres de la maisonnée écoutent et observent. Je suis la 19ème. J’ai 19 ans. Nous sommes en 1999. Se dessinent alors une carte très précise faites de repères cardinaux : fleuves, rivières, océans. J’ai un peu de mal à suivre précisément ce qu’on me confie; je me laisse plutôt flotter au-dessus et par-dessous la raison ordinaire. Je retrouve l’océan. Ici, l’eau me submerge. L’eau, l’élément manquant au poisson du désert. Il me faut retrouver mes aises, suivre mon propre flot malgré la mer agitée. Le sablier me parle d’une voix que je comprends. Une voix qui me fait à la fois rire et pleurer.

    *

    Il y a 30 ans, j’inhalais ma première pof de pot pour survivre à la ville industrielle. Il y a 25 ans, un shaman du désert m’initiait à l’herbe sacrée.

    Joyeux 420 !