Avril 2024 —
« Monica ? Écoutes-tu ? Qu’est-ce que je viens de dire ?
– Tu as dit que le complément d’objet direct s’accorde en genre et en nombre…
– Ok, merci, tu peux t’arrêter ici.
– Est-ce que je peux aller aux toilettes, svp ?
– Oui mais dépêche-toi.
Je quitte la salle le plus discrètement du monde en cachant ingénieusement l’immense tache de sang dans laquelle je baigne depuis un moment déjà. Un coup d’œil derrière l’épaule et l’horreur se confirme : « Oh non ! J’ai le cul tout rouge. Adieu pantalons beige ! Ma mère va me chicaner. » Je dévale les marches, étourdie. « Est-ce que je vais mourir ? Pas ici, j’espère. Pas entre quatre murs de béton tristes. Pas sur ce plancher froid. Pas tout de suite… »
J’appelle à la maison. L’abondance de sang me fait craindre l’hémorragie. Ma mère arrive en voiture. Je lui explique honteusement que je saigne et lui montre mes pantalons. « Ça, fille, ça veut dire que t’es rendue une femme. Tu vas saigner d’même à chaque mois. Viens, on va t’acheter des serviette hygiéniques. À partir de maintenant, faut qu’tu fasses ben attention de pas tomber enceinte, là. T’as-tu compris ?
– Comment ça ? Ça se peut pas ! France pis moi on joue encore aux Barbies. » Elle rit. J’ai honte. Je me sens seule. J’ai 10 ans.
« Si c’est ça être une femme, ça pas l’air le fun pantoute ! Je veux pas être une femme ! Je veux pas de bébé. Je veux pas porter de serviettes hygiéniques comme des couches. Je veux pas à avoir à penser à ne pas devenir enceinte. Je veux jouer encore un peu. » C’est ce que je me dis. L’angoisse liée aux menstruations et le fardeau mental de la responsabilité reproductive m’a suivi jusqu’au Code Rouge, une expression puissante que mes amies et moi utilisions à l’école secondaire pour désigner notre lune de sang : nous étions promptes, vigilantes, réactives, sensibles et sexuelles. Nous le vivions sans en parler. Nos corps en révolution permanente le savaient. Nous étions prêtes à réagir et à nous soutenir l’une et l’autre, conscientes de l’énergie et de la réactivité qu’apportent les règles. Nous nous serrions les coudes devant les remarques visant à nous désolidariser, à nous isoler; nous formions une sororité.
À 21 ans, j’utilisais toujours des serviettes hygiéniques jetables lorsque mon amie Geneviève m’a appris à utiliser une coupe menstruelle. Révolution ! En 2001, on ne trouvait pas encore de coupes de silicone en pharmacie. Un dimanche, en route vers les Tamtam au Mont Royal, le djembé sur le dos, je me rends dans une boutique hippy du Plateau. Entre deux paquets de beedies, j’achète ma première coupe brune faite de latex naturel. Elle vient dans un petit sachet rouge et discret. Liberté ! Je peux enfin danser, jouer du djembé sans inquiétude. Je peux bouger pour me libérer des tensions et des crampes sans avoir à me soucier de potentielles fuites. La coupe menstruelle a transformé mon expérience de saigneuse mi-passive mi-aggressive et contenue à celle de soignante soucieuse et aimante. Ce nouveau moyen me permettait de voir et d’examiner mon sang, d’en apprécier l’aspect et la texture changeante au cours de mon cycle. Je pouvais exercer mes muscles vaginaux et périnéaux en mettant et retirant la coupe. Je devenais responsable de moi-même, indépendante, experte de mon corps et de ma santé en l’habitant complètement.
New York, 2023. J’assiste ma collègue Morgan Borchardt lors d’une retraite Bodysex. Je choisi de saigner librement pendant le Genital Show and Tell, un rituel qui se déroule nue. Je n’ai pas de coupe menstruelle et ce sera plus simple de laisser couler le sang sur la serviette imperméable que de gérer une serviette hygiénique. Le sang chaud et riche voyage de mon vagin au haut de mes cuisses. La sensation érotisante me rappelle que le sexe est souvent meilleur lors des menstruations. Une connexion intime et non sexuelle s’établit de manière profonde avec mes consœurs. Pour la première fois de ma vie, je me sens honorée d’être menstruée. Révolution ! Je suis chez moi. Je suis accueillie. Je prends place devant elles en déclarant « Voici mon sang versé pour vous; voici ma vulve menstruée ». Les femmes sont fascinées. Quel moment de partage puissant ! Ensemble, nous sommes témoins de notre vérité. Nous saignons et n’avons aucune honte parce qu’il n’y a rien de honteux ou de terrifiant dans ce phénomène que la société nous force pourtant à cacher. L’expérience des menstruations nous appartient. Son langage doit aussi nous appartenir. C’est notre puissance de création et de créativité à son meilleur ! Merci Betty Dodson ! Grâce à ton travail, j’apprends à m’aimer et à aimer les femmes qui m’entourent.
Maintenant en périménopause, je célèbre l’arrivée de mes menstruations comme j’honore le cycle lunaire. Je vis son retour et célèbre son impermanence dans le plaisir. Quel changement radical ! Alors, qui a peur du sang ? La petite Monica en a déjà eu peur. Mais plus maintenant. Mon rapport aux menstruations a changé lorsque j’ai décidé d’affronter ma honte d’être une femme, un sentiment hérité de traumas intergénérationnels, de l’ignorance et du silence.
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Mes collègues présentent notre thématique de blogue sur les menstruations (en anglais):